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Interview de Lazare Rachline dans "Point de Vue"

Correspond aux pages : 263, 264

Note de l'auteur

Lazare Rachline revient sur la mission Clé ainsi que sur son rôle dans l'évitement d'une insurrection à Paris en avril-mai 1944.

Retranscription

Qui a sauvé Paris de la destruction? Depuis trois semaines, (et surtout depuis la publication par le général von Choltitz - dernier commandant allemand du « Gross Paris » — de ses mémoires) les polémiques qui se sont engagées à travers la presse n’ont pas toujours été propres à éclairer le débat.

Selon le général von Choltitz, lequel tente de se justifier aux yeux de ses compatriotes, il aurait empêché que Paris connût le sort de Varsovie.

Les principaux acteurs du drame, en l’espèce les dirigeants de la Résistance intérieure, l'accusent de bluff.

Seules, disent-ils, les instructions données aux patriotes combattants ont permis d’éviter le désastre.

« Point de Vue - Images du Monde », soucieux d'éclairer ce coin d'histoire est allé aux sources mêmes du débat, en interrogeant Lucien Rachet.

Prisonnier de guerre évadé, celui-ci, dès le mois de mai 1941, entre dans la clandestinité, organise l’évasion de la prison de Mauzac de 12 officiers anglais et français dont le capitaine J. Pierre Bloch (actuellement directeur général de la S.N.E.P.), devient le chef du réseau Lucien, héberge et achemine vers l’Angleterre plus de 100 agents alliés, ainsi que de nombreux aviateurs anglais, canadiens ou américains.

Condamné à mort par un tribunal allemand, il part pour l’Espagne, où, durant trois mois, ii est interné à la prison de Figueras. Puis, il rejoint Londres ot le B.C.R.A. lui confie le commandement de la section NM (non militaire).

En avril 1944, le général de Gaulle le charge de repartir pour la France afin : 1° de réorganiser la Délégation générale du Comité français de Libération nationale; 2° régler les rapports entre les pouvoirs clandestins civils et militaires.

— Je suis parti, nous dit-il.

pour Alger, où j’ai rencontré le général dé Gaulle. Celui-ci m’a chargé de la fameuse « mission clé ». J'ai pris alors le pseudonyme de Socrate. Le général m’a remis une note en huit points, qu'au nom du Comité d’action du gouvernement d’Alger, j'avais pour mission de remettre à nos amis de la Résistance intérieure, avec pour objectifs essentiels, la désignation du délégué militaire national et l’acceptation, par le C.N.R.. des instructions de Gaulle. Pour que je puisse être reconnu comme authentique représentant du général par les intéressés (c'est-à-dire par Alexandre Parodi, Roland Pré, Chaban-Delmas. Georges Bidault et leurs amis) on me remit la microphotographie de mon ordre de mission que j’emportais caché dans un carnet de feuilles de papier à cigarettes.

» Revenu à Londres, j’éprouvais les plus grandes difficultés pour rejoindre la France ; les Anglais. pour des raisons de sécurité s’y opposant. Néanmoins, je parvins à obtenir la décision et nous sommes partis, le colonel Ely et moi-même, sur une vedette rapide qui devait nous débarquer en Bretagne. Arrivés en vue des côtes de France, nous fûmes mitraillés par les Allemands. Mais grâce à d’admirables complicités, nous pûmes nous dissimuler, et, nous séparant. le colonel Ely et moi. partîment pour Paris, où je devais mettre en place, comme délégué militaire national intérimaire, mon compagnon de route.

Je n’étais pas revenu dans la capitale depuis huit mois et je pus constater combien l’état des esprits avait évolué. Une extrême nervosité régnait. Chacun espérait la libération du territoire dans le moment même où la répression ennemie devenait de plus en plus aiguë.

On m’avait dit, à Londres : « Rencontrez d'abord Parodi ». Nous ne nous connaissions pas. J’avais rendez-vous avec lui, selon les principes de la clandestinité, au coin de la rue Taitbout et de la rue de Châteaudun. Arrivé là, je vis un homme vêtu d’une gabardine qui me paru suspect. Je crus avoir affaire à un agent de la Gestapo et ne l’abordai point. Le lendemain, nouveau rendez-vous, par l'intermédiaire de Roland Pré, devant l'aquarium du Trocadéro. Je revis le même homme et l'abordai. Lui aussi, il avait cru que j’étais un agent de la Gestapo.

Nos négociations furent multiples pour la désignation des délégués adjoints de la zone occupée et de la zone libre, des secrétaires généraux des ministères, des préfets, etc., en un mot, la mise en place de tout l’appareil administratif devait donner une ossature au pays dès la libération. Puis, rencontrant les membres les plus éminents du C.N.R. j’en vins à la préparation de l'insurrection nationale. Sur l'insistance des communistes, le C.N.R. penchait pour que le jour de l’insurrection nationale coïncidât avec le jour du débarquement, en prétextant une déclaration du général de Gaulle suivant laquelle « l’insurrection nationale est inséparable de la Libération nationale ».

Or, à Alger, le général de Gaulle m’avait précisé quel devait être mon comportement et, ce qu’en son nom, je devais obtenir de la résistance intérieure. Selon le général, dès que les Alliés débarqueraient, ils constitueraient une ou plusieurs têtes de pont qui seraient approvisionnées en matériel, en hommes et en munitions selon un plan bien déterminé.

Si la Résistance déclenche prématurément l'insurrection, nous dit-il, les Alliés ne seront pas en mesure de les aider et nous irons au-devant d’une catastrophe. Nous français, nous devons déclencher l'insurrection au moment opportun, en ayant pour but d’économiser les vies françaises.

Le général de Gaulle ajoutait :

On vous dira, à Paris en interprétant mal ma pensée, que 1e déclenchement de l’insurrection doit coïncider avec ee débarquement. Ce serait grave, et même criminel. Le jour de l'insurrection ne peut être déclenché que lorsque que j’en aurai donné l’ordre moi-même, soit par ma voix au micro de la B.B.C., soit par celle de mon porte-parole officiel, en l’occurence Maurice Schumann.

Et le général de Gaulle avait conclu :

Ceci est un ordre impératif. N’oubliez pas qu'en France n’êtes plus le représentant du commissaire à l'Intérieur, mais le mien, c’est-à-dire le représentant du Comité Français de Libération Nationale.

Mes interlocuteurs, Alexandre Parodi, Chaban-Delmas, le colonel Ely étaient intimement persuadés que le général de Gaulle avait raison : l’insurrection ne devait se déclencher que sur son ordre. Mais Parodi ne se sentait pas suffisamment épaulé par le C.N.R., et s'attendait de sa part à des oppositions insurmontables.

Nous décidâmes alors de rédiger un procès-verbal spécifiant qu’il s’agissait bien d’un ordre formel du général de Gaulle. Ledit procès-verbal fut signé dans une maison du boulevard de Courcelles.

Parodi a dû certainement le conserver dans ses archives. En substance. il y était dit : "D’ordre du général de Gaulle, président du Comité français de libération nationale, le jour de l’insurrection nationale sera indiqué, à la radio, soit par le général de Gaulle lui-même, soit par son porte-parole habituel. En aucun cas, l’insurrection nationale ne sera déclenchée soit par un appel des Alliés, soit sous toutes autres formes que celles indiquées plus haut. »

Je repartis pour Londres le 15 mai 1944, par l’Espagne, non sans avoir intronisé le jeune Chaban-Delmas dans les fonctions de délégué militaire national : le colonel Ely (pseudonyme : Algèbre) ayant, avec une abnégation rare, exigé d’être placé sous les ordres de son cadet. (Il est actuellement général et représentant de la France au Conseil militaire interallié).

Et, le 1er juin 1944, je pouvais fournir, à la fois au général de Gaulle et au commandant militaire interallié, tous les renseignements nécessaires sur la mise en place des différents sabotages organisés par la Résistance pendant le débarquement. Nommé délégué du Gouvernement français pour la zone Nord, je repartis en avion de Londres pour la France, le 15 juillet 1944. Arrêté par les Allemands et menacé d’être fusillé, je pus, grâce à une erreur de l’ennemi, m’évader, rejoindre dans l’Yonne le maquis commandé par le colonel Chevrier et me rendre à Paris où je rejoignis la Préfecture de Police quelques jours avant la Libération.

Il reste, des polémiques actuelles sur l’insurrection parisienne, que les déclarations du général von Choltitz ne concordent pas avec la réalité. Les chefs de la Résistance intérieure ont obéi aux ordres du général de Gaulle : le jour J ils ont acculé von Choltitz à la reddition, avec l’appoint précieux des vaillantes troupes du général Leclerc, réalisant l’une des plus belles épopées de notre Histoire.

A la vérité, si le général de Gaulle n’était pas intervenu, si l’on [...]l’insurrection le 6 juin 1944, Paris – on ne le répètera jamais trop – aurait été détruit. Les patriotes auraient été écrasés dans le sang et dans la terreur. En donnant des ordres pour retarder l’insurrection jusqu’au moment où les armées « alliées » cerneraient Paris, jusqu’au moment où la 2e D. B. serait en mesure de venir au secours de la Résistance, le général de Gaulle a pris, devant la France, une responsabilité qui l’honore.

Adrien Dansette, dans Le Figaro, analyse avec une grande lucidité, les mémoires de von Choltitz. Il y déclare, entre autres, que la délégation du général de Gaulle (c’est-àdire, essentiellement M. Parodi) était décidée à attendre, pour déclencher l’insurrection, l’ordre du général Koenig, qui de Londres exerçait le commandement suprême de F.F.I. Adrien Dansette ne se trompe que sur un point. Il ignore, sans doute que c’est seulement sur les ordres précis du général de Gaulle transmis par moi, que la Résistance intérieure a pris une position aussi catégorique. La rectification s’impose. Elle pourra permettre à M. Adrien Dansette d’ajouter un chapitre inédit à tous ceux qu’il a déjà si judicieusement rédigés.

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Originaux

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