Dénaturalisation de Lazare Rachline : Plaidoyer d'Armand Goëau-Brissonnière
Correspond à la page : 100Note de l'auteur
Plaidoyer de Maître Armand Goëau-Brissonnière qui utilise tous les arguments possibles pour obtenir un recours gracieux après le décret de dénaturalisation de Lazare Rachline en mars 1942.Retranscription
A Monsieur de Garde des Sceaux Ministre de la Justice
REQUETE Afin de réintégration dans la nationalité Française
I. - OBJET :
La présente requête déposée par M. Lazare RACHLINE, Ingénieur, Membre de la Société des Ingénieurs Civils de France, né le 25 Décembre 1905 à GORKY (Russie), a pour objet d’exposer à M. le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice ainsi qu’à MM. les Présidents de Membres de la Commission de Dénaturalisation, les raisons qui paraissent militer en faveur de la présente requête afin de réintégration dans la qualité de Français. Qualité dont il a été dépouillé par un décret du 14 Mars 1942, paru au JOURNAL OFFICIEL du 26 Mars 1942, Page 1072.
M. RACHLINE précise à toutes fins qu’il avait été naturalisé Français, par décret du 18 Février 1938, publié au J.O. du 27 Février 1938.
Si M. RACHLINE n’a pas déposé plus tôt sa requête – bien qu’il la fasse dans les délais impartis – c’est parce qu’il vient, maintenant seulement, d’avoir la certitude par la lecture du J .O. précité, de la mesure dont il a été l’objet et à laquelle il ne pouvait pas croire.
En effet, pour bien comprendre la situation morale de M. RACHLINE en face de la dénaturalisation qui le frappe, il faut avoir présent à l’esprit qui celui qui vient de perdre la qualité de Français est un évadé des camps de prisonniers d’Allemagne, où son attitude, ainsi qu’il sera démontré dans la suite du mémoire, a parue digne de tous éloges de même que la conduite qu’il avait eue, auparavant, au front.
II. – ORIGINES ET FAMILLE :
M. Lazare RACHLINE n’est pas de naissance française, mais il est issu d’une famille qui s’est établie en France dès 1906.
Autrement dit, arrivé en France à l’âge de 3 mois, il n’a pas connu d’autre patrie que la France. C’est en France exclusivement qu’il a été élevé, c’est en France qu’il a fait ses études (baccalauréat es-sciences passé à Paris en octobre 1922).
M. Lazare RACHLINE s’est donc toujours senti profondément français et lorsqu’il obtint sa naturalisation en 1938, la qualité de citoyen Français lui paraissait être le prolongement naturel de tout ce qu’il avait acquis en France en fait de sentiments, d’études, d’amitiés.
D’ailleurs, tous les autres enfants de Zadoc RACHLINE et de KHASSIA née CHAPIRO possèdent de naissance la qualité de Français.
Les deux sœurs de M. Lazare RACHLINE, Rachel et Fanny sont mariées toutes deux avec des Français : Louis EISENSTEIN et Albert LANDO qui ont servi la France pendant la Guerre de 1939/1940.
Son frère Vilquin a été mobilisé en sa qualité de Français, une première fois en 1938 et a fait ensuite la campagne de 1939/40 au front du début à la fin. Fait prisonnier il s’est évadé comme l’avait fait un mois auparavant, Lazare RACHLINE, exposant de la présente requête.
Toutes les attaches de la famille RACHLINE ainsi établies en France depuis près d’un demi siècle sont profondément françaises : c’est ainsi que deux cousins germains de M. Lazare RACHLINE, c’est à dire le Sous-lieutenant Léon RACHLINE et le Capitaine Paul ALEXANDRE sont morts au front pendant la guerre de 1939/40.
Le père de M. RACHLINE, propriétaire à Paris de plusieurs immeubles, est décédé en 1937 à Paris et enterré à Bagneux (Seine).
III. – ACTIVITE DE M. LAZARE RACHLINE AVANT LA CAMPAGNE DE 1939/1940
Si la famille RACHLINE a, au début du siècle, décidé d’émigrer en France, c’est en raison de liens intellectuels très anciens qui existaient entre ladite famille (médecins – avocats) et la France qui lui apparaissait comme une terre d’élection. C’est donc un déplacement définitif qui avait été envisagé et réalisé par M. Zadoc RACHLINE, père de l’exposant.
Aussi bien, dès ses études faites, M. Lazare RACHLINE continuant son père dans ses entreprises, alors modestes, parvient à leur donner un ressort tout à fait remarquable.
Il est bien précisé ici que ladite entreprise (literies métallurgiques), n’était nullement une entreprise spéculative mais une affaire industrielle de production.
Les établissements principaux ont été groupés, 259, bd. Ornano à Saint-Denis et occupaient en 1939, 450 employés et ouvriers, sous la raison sociale « L. et V. RACHLINE ».
Il y a lieu de préciser également que l’affaire était une société anonyme mais de famille, dont tous les titres étaient entre les mains des deux frères Lazare et Vilquin (les autres actionnaires obligatoires étaient les membres de la famille, titulaires d’une action chacun).
Les établissements L. et V. RACHLINE étaient à l’avant-garde du progrès technique dans le domaine des lits, sommiers et matelas métalliques.
C’est grâce aux frères RACHLINE que sur le marché français les produits des firmes étrangères se trouvèrent largement éliminés au profit du travail français. La moindre enquête permettrait de vérifier la haute réputation des Etablissements L. et V. RACHLINE, les premiers de France dans la branche où ils étaient spécialisés. C’est ainsi qu’ils étaient les fournisseurs attitrés de la plupart des grands magasins, et, précisons le, du Ministère de la Guerre (intendance et service de santé).
L’excellence de l’outillage et des méthodes commerciales des Etablissements L. et V. RACHLINE a pour corollaire vis à vis des employés et ouvriers les conditions de travail les plus humaines et les plus généreuses ; et l’un des frères, Lazare RACHLINE, l’exposant de la présente requête, était spécialement chargé de veiller au bien-être de ceux qu’il considérait tous comme des collaborateurs.
Du reste, se trouve annexée au présent mémoire, une attestation faite à Saint-Denis, le 19 septembre 1941, par les principaux employés des Etablissements L. et V. RACHLINE .
Ces établissements ont été liquidés en vertu des ordonnances rendues par les autorités occupantes, et tous les fonds provenant des ventes effectuées, se trouvent actuellement bloqués en sorte que lorsque M. Lazare RACHLINE est revenu d’ALLEMAGNE, évadé, il s’est trouvé dans une situation matérielle des plus précaires, lui et sa nombreuse famille.
IV. – FEMME ET ENFANTS DE M. Lazare RACHLINE (FRANÇAIS).
C’est avec les subsides mensuels de 8.000 frs mais qu’il ne touche plus depuis le 1er octobre 41 , que vécut la femme et les trois enfants de M. Lazare RACHLINE. Depuis lors, ils n’ont pu subsister que sur de maigres économies et grâce à l’aide de parents et d’amis sur la réalisation d’une police d'assurance vie.
Cette femme est Française, née en France de parents Français.
Quant aux enfants issus de l’union de Suzanne ABRAHAM et de l’exposant, ils sont naturellement Français. Ils sont âgés de 9, 6 et 2 ans ½. Le dernier étant né, 15 jours avant de départ de Lazare RACHLINE aux Armées. Les deux aînés vont au Collège de Brives.
Il y a lieu de préciser ici que si Lazare RACHLINE et son frère ont réussi à s’évader, par contre son beau-frère, Sylvain ABRAHAM est actuellement prisonnier de guerre dans un Camp de Représailles en Allemagne.
La situation de famille française, de toutes parts accablée par la guerre de 1939/40 et les services qu’elle a rendus à la Patrie, est donc en contraste douloureux avec la dénaturalisation qui se trouve infligée au chef de famille.
V. – CONDUITE DE M. LAZARE RACHLINE AU FRONT.
Mais c’est surtout entre les services de guerre de M. Lazare RACHLINE et la dénaturalisation qui l’a trouvée en rentrant des Camps d’Allemagne que la désharmonie est cruelle.
Il y lieu tout d’abord de retenir un fait essentiel, M.M. L. et V. RACHLINE, gros industriels, fournisseurs de l’Armée, détenteurs d’un commande de l’ordre de 80.000.000 de frs eurent pu aisément obtenir une affectation spéciale qui était dans l’ordre des choses. Bien plus cette affectation spéciale fut le sort de nombreux de leurs collaborateurs. Bien mieux encore elle leur fut proposée.
Mais les deux frères RACHLINE tinrent à avoir l’honneur de servir la Patrie, non point commodément à l’usine mais les armes à la main. Ils furent parmi les rares industriels à la tête d’établissements importants et fournisseurs du Ministère de la Guerre à partir, l’un immédiatement, l’autre presque immédiatement pour le théâtre des opérations.
Or, c’est comme simple soldat et dans l’Infanterie que M. Lazare RACHLINE, partit le 15 octobre 1939.
En outre, c’est par dérogation aux règlements et sur sa demande expresse et insistante (3 requêtes successives) adressée au Lieutenant Colonel LENCEMENT, Colonel commandant le Dépôt de Guerre 51 à ORLEANS que M. Lazare RACHLINE parvient (père de trois enfants en bas âge) à partir au front.
Il y fut envoyé avec le C.I.D. 54 et prit part notamment aux combats qui se déroulèrent dans les Vosges (Col du Bonhomme, Fraize, Anoult, Corcieux, et Bruyère).
Pendant ces combats, le Soldat Lazare RACHLINE a servi de son mieux : il fut même volontaire pour une opération difficile effectuée entre Corcieux et Saint-Dié et qui lui valut les félicitations du Commandant BERNIER actuellement prisonnier à l’OFLAG VI-A.
C’est le 21 juin 1940, que l’exposant est fait prisonnier avec le restant de son unité à BRUYERE dans les Vosges.
VI. – ROLE M. LAZARE RACHLINE EN CAPTIVITE.
Lazare RACHLINE fut interné au Stalag IVB à MUHLBERG (Saxe). Ce camp très important contrôlait, lorsque M. Lazare RACHLINE y fut inscrit, environ cent mille prisonniers.
RACHLINE fit preuve d’un moral tel que ses camarades firent spontanément appel à lui pour développer, dans le Camp, un théâtre destiné à égayer quelque peu, la monotonie des jours.
Ce simple tréteau devint sous sa direction un vrai théâtre. Composant lui-même avec ses camarades, des pièces, des sketchs (il écrivit deux pièces de théâtre : « UNE HEURE CHEZ LES ROMAINS » et « MON FILS AVAIT RAISON »).
Le théâtre du camp eut bientôt un grand rayonnement. Il comprenait une chorale de 70 exécutants dont 40 cures, un orchestre de 17 exécutants et une troupe d’une trentaine d’artistes.
M. RACHLINE n’avait jamais été directeur de théâtre. Aussi bien est-ce par un travail acharné qu’il parvenait à tout mettre sur pied ; en outre il eut soin et c’est ce dont ses camarades lui surent surtout gré, de toujours donner à son théâtre une ligne d’indépendance parfaite vis à vis des autorités allemandes.
Il le faisait avec le maximum d’adresse. Mais malgré le voile dont il usait selon les lois du genre, les chefs allemands s’émurent du son trop Français et trop patriotique que rendaient certaines des « œuvres ». Aussi bien, au bout de quatre mois de plein éclat du théâtre, le directeur RACHLINE dit « Lazare » fut-il à la suite d’événements pénibles, mais qui font honneur, croit-il, à son patriotisme, contraint d’abandonner la direction qu’il avait assumée à grands risque. Une peine de 5 jours de cellule couronna bientôt sa carrière.
Mais l’insistance unanime de ses camarades aboutit à la nomination d’un directeur responsable vis à vis des Allemands, mais au maintien de RACHLINE comme acteur et animateur.
Au présent mémoire se trouve jointe toute une série de documents assurément émouvants sur ce théâtre au Camp et sur la participation que RACHLINE prit à une œuvre réconfortante pour les Prisonniers du Stalag IVB.
Parmi ces documents on trouvera une pièce intitulée « UNE JOURNÉE AU STALAG » et dédiée à RACHLINE par son camarade de Camp et de théâtre, l’adjudant JAQUELIN.
VIII. – EVASION.
M. Lazare RACHLINE était cependant obsédé par l’éloignement où il était de sa femme et de ses trois enfants : le dernier, il ne le connaissait pour ainsi dire pas puisqu’il venait de naître lorsque de son plein gré il partit pour les Armées, puis pour le Front.
Aussi bien décida t-il de s’évader par tous les moyens et quels que fussent les risques.
Il parvint au prix de mille ruses à se joindre à un convoi de rapatriés civils et franchissant la ligne de démarcation retrouva sa petite famille le 25 Mars 1941.
VIII. – CONVALESCENCE.
Il est inutile d’insister sur l’état physique dans lequel se trouvait M. RACHLINE lors de sa rentrée d’Allemagne ; lui qui était parti parfaitement bien portant, il revenait avec un cœur déficient et consacra de longs mois à rétablir sa santé.
IX. – CONCLUSION.
M. Lazare RACHLINE est chef d’une famille Française. Toutes ses attaches personnelles sont Françaises. Il s’est conduit en bon Français au front, il s’est conduit en bon Français en captivité.
Il semble que s’il a été dénaturalisé c’est faute de la connaissance exacte de la situation de M. Lazare RACHLINE. Il est donc persuadé que son cas est le cas type de dénaturalisation pour laquelle n’a pas été ouverte en vain la voie d’une juste révision.
C’est pourquoi il a confiance dans la Haute appréciation de la Commission compétente.
En terminant il souligne le caractère vital qu’une telle requête revêt pour lui et les siens car il n’a ni les moyens, ni surtout la volonté de s’expatrier après avoir été dénaturalisé.
Et il exprime le fervent espoir que ses camarades du Stalag IVB quand ils rentreront en France ne retrouveront pas en lui un apatride.