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Presse - Article de Henri Romans-Petit dans "Le Droit de Vivre"

Correspond aux pages : 284, 294, 295

Note de l'auteur

Le colonel Romans-Petit, chef des maquis de l'Ain pendant la guerre, rappelle les circonstances dans lesquelles il a connu Lazare Rachline, en août 1944.

Retranscription

RACHLINE, mon Ami SOCRATE

Dans la nuit claire, l’ombre mouvante du gros avion prend des proportions hors du réel. Nos équipes ont jalonné le terrain de lampes de poches braquées vers le ciel. Tout semble en ordre, mais pour chaque opération j’ai des inquiétudes car cette piste aménagée, certes, avec l’aide des techniciens des Ponts et Chaussées, n’a peut-être pas les qualités des aérodromes conventionnels.

Heureusement, une fois encore, tout se passe bien grâce, il faut le souligner, à la virtuosité des pilotes qui posent ces Dakotas, un des plus grands succès de la construction aéronautique puisqu’ils sont encore en service dans quelques pays. L’appareil roule doucement, les moteurs à l’extrême ralenti, par respect des consignes de sécurité que j’ai prescrites, notamment pour le bruit.

Dès l’arrêt, un homme de haute stature descend et se présente : Socrate. Il demande aussitôt à ceux qui l’accompagnent, une vingtaine, d’aider au déchargement afin de libérer le Dakota qui, poussé à la main sera dirigé vers un petit bois et méticuleusement camouflé. D’autres équipes disposent, comme d’habitude, çà et là sur la piste, des herses, charrues, carrioles.

Grâce à ces précautions cet aérodrome improvisé ne sera jamais découvert par les Allemands.

Socrate me dit d’une voix aux chaudes intonations sa joie d’être parmi nous. Il m’accompagne allègrement à mon P.C. dans les bois. Les atomes crochus qui ont tant d’importance dans les relations humaines n’ont pas besoin de lumière pour être perçus car ils jouent instantanément. Ce 2 août 1944, non loin d’Izernore, dans nos belles forêts jurassiennes une amitié profonde naît entre Socrate – je saurai après la Libération son véritable nom : Rachline et moi. Je lui soumets un programme de visites dans quelques camps – Socrate est Commissaire de la République – et il me dit spontanément son accord. Après une nuit brève nous allons, à quelques kilomètres de là, dans une vaste clairière où, très proches des sapins, plusieurs centaines d’hommes sont rangés. Après quelques mots de ma part, Socrate s’avance et d’une voix d’une ampleur étonnante il exprime, avec des mots riches de résonance, son bonheur de voir, au vrai, ces fameux maquisard entrés dans la légende depuis leur défilé du 11 novembre 1943 dans Oyonnax. Il s’avance ensuite vers les gars, s’entretient familièrement avec eux et je sens que sa simplicité, sa sincérité font une grosse impression. Alors que nous étions sur le départ, un agent de liaison m’apprend que deux avions allemands ont bombardé, il y a deux heures, le charmant village de Nivollet. Toutes affaires cessantes, nous décidons d’aller sur place. Le spectacle est poignant : des corps déchiquetés dans des maisons éventrées, des gens prostrés aux yeux rougis de rage. Nous sommes intimement persuadés que des mots de colère nous seront adressés puisque, selon les tracts jetés, l’opération aérienne était une sanction contre les amis du maquis. Bien au contraire, nous sommes entourés de femmes éplorées, d’hommes graves, mais tous nous disent leur sympathie et leur certitude de la victoire dans un proche avenir. A tous je précise que Socrate est Commissaire de la République, qu’il vient de Londres et que, par conséquent, il va parler au nom du Gouvernement Provisoire. L’effet est saisissant car pour les résistants de l’Intérieur comme pour les habitants de la France occupée Londres, c’est l’espoir, la Libération.

J’étais fin août dernier, pour le trentième anniversaire, dans ce cher village de Nivollet et les survivants du temps des épreuves m’ont rappelé notre visite après le bombardement et ils ont évoqué en termes chaleureux le souvenir de Socrate.

Mais les Maquis de l’Ain n’étaient pas la mission principale de notre ami. Il lui fallait rejoindre sans délai la capitale où la situation exigeait sa présence car il était porteur d’instructions aussi importantes que précises. Je sais que sa tâche était difficile mais qu’il s’en est acquitté avec efficacité et élégance.

Pourquoi donc ce silence sur son action à Paris alors que l’accent est mis, à de bien nombreuses reprises, sur celle de personnages de second rang ? Moi je veux rendre hommage à Lazare Rachline resté pur à travers les ans. Sa fraîcheur de sentiment était pour ceux qui l’approchaient source de réconfort. Son goût de l’action se traduisait dans toutes ses décisions. Il portait à tous ses camarades de la Résistance un attachement sans bornes, et sa bienveillance était extrême, même vis-à-vis de ceux qui abusaient de sa confiance. Je ne sais pas qui avait choisi le pseudonyme de Socrate mais rien ne pouvait mieux situer l’homme aux grands desseins, l’ami à la générosité humaine infinie.

Cher Socrate. Bien cher Rachline.

Original

Scan original de Presse - Article de Henri Romans-Petit dans "Le Droit de Vivre"